Enfin !
Œdipe ou le Roi boiteux
Œdipe roi, relu il y a quelque temps par hasard comme tous les classiques, quand je passe devant mes rayons de livres et que j’en cueille un, m’a ébloui une fois de plus – moi qui n’ai jamais pu lire un roman policier jusqu’au bout. Ce qui était beau du temps des Grecs et qui est beau encore, c’est de connaître d’avance le dénouement. C’est ça, le vrai « suspense »… et je me suis glissé dans la tragédie de Sophocle comme un voleur – mais un voleur scrupuleux et amoureux de son butin.
LE CHŒUR
Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie de d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir… C’est tout.
Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur – et on dirait un film dont le son s’est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n’est qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence…
C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr… Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes.
Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution.
Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, - pas à gémir, non, pas à se plaindre, - à gueuler à pleine voix ce qu’on ne savait peut-être même pas encore.
ET POUR RIEN : POUR SE LE DIRE À SOI,
POUR L’APPRENDRE, SOI.
DANS LE DRAME, ON SE DÉBAT
PARCE QU’ON ESPÈRE EN SORTIR.
C’EST IGNOBLE, C’EST UTILITAIRE.
LÀ, C’EST GRATUIT. C’EST POUR LES ROIS.
ET IL N’Y A PLUS RIEN À TENTER, ENFIN !
Antigone est entrée, poussée par les gardes.
LE CHŒUR
Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise.
La petite Antigone va pouvoir
être elle-même pour la première fois.