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Publié le par Tamara

madness.jpgALFRED KUBIN, Madness, 1914

Nous accompagnons Christian à la gare,
Trois, Chamomor et moi.
Il neige plein le ciel, plein la jeep,
plein mes bras, plein mes oreilles.

Je retombe dans ma chambre, mon lit, le silence.

Dans tout le vide,
mon cœur seul bouge.
Dans toute l’immobilité, mon cœur est comme
un poisson pris dans l’air,
un oiseau pris dans l’eau.


Sans le chercher,
sans arrêt, je pense à Christian.

Son image cogne dans mon âme
comme marteau sur un clou,

devient inévitable, morbide, révoltante.
C’est toujours la même chose.

Aussitôt que je retombe
seule dans ma chambre,
mon cœur et ma tête s’emplissent de lui,
s’en gonflent à me faire mal.

Plus le sommeil tarde, plus l’idée de Christian
est forte aiguë, pesante, plus j’ai mal.

C’est ridicule.
 

Je sais trop bien que s’il était encore ici
je n’aurais que faire de lui.
Lorsqu’il est ici, au lieu d’être trop pleins de lui,
mon cœur et ma tête sont trop vides de lui.

C’est ridicule à mort.
 

Il n’y a pas moyen d’avoir la paix, de dormir.
Je me lève, rallume, m’attable,
lui écris une lettre passionnée,
une lettre longue et folle,
une suite de cris au bout desquels
je souhaite trouver la mort.

Le matin suivant, je la détruis avec haine.

Mais, cette nuit, mon désespoir est pire que pire.
Et ma lettre pleine de larmes et de sang,
je la posterai, par cynisme,
par haine de moi-même,
pour que le maître du ridicule triomphe.


« Christian! Christian! Viens me chercher,
je brûle! Viens me chercher, j’éclate!
Je me donne à toi de toutes mes forces!
Je t’appartiens corps et âme!
Viens me prendre! Viens me sauver!
Mon amour! Mon amour! Mon trésor! Mon trésor!

Tu ne peux pas ne pas vouloir de moi!
Je suis si belle! Je suis si riche!
Je suis pleine de pétrole, de vinaigre et d’acide!


Viens me chercher! Tu feras des millions avec moi!
Mon ami! Mon ami! Celui qui se dressera sur notre route,

je l’abattrai, je le jugulerai,
j’injecterai du cyanure de potassium
dans les pommes de terre bouillies qu’il mange!

Aimer c’est se choisir quelqu’un et se faire prendre par lui.
Viens me prendre! Je t’aime! J’ai besoin de toi!

Fais un trou dans les ténèbres
et montre ton nez!

Viens! Viens! Viens!

Tu ne me reconnais pas?
Tu ne sais pas qui je suis?
Je suis la folle qui est prisonnière en moi!
Je suis ton amie, ton amour, ton trésor,
ton chou, ta mère, ton frère, ta sœur Bérénice.

Quel temps fait-il où tu es?
Ici, il fait mauvais!

Ici, il fait décadabacrouticaltaque! »  

Réjean Ducharme, L'avalée des avalés.
 
melencol.jpg
ALBRECHT DURER, Melancholia, 1514

Publié dans Ducharme

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LA MAGIE DES NOMBRES :Des dons particuliers ont été attribués aux carrés de nombres. On utilise encore en Inde et en Chine, contre la maladie, le carré de 16 nombres tracé sur cette gravure de 1514, Melencholia 1 d'Albrecht Dürer.
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